par Amandine Le Moal le 15-12-2021 à 12:07
Mardi 14 décembre 2021, nous avons eu l’honneur de remettre les prix aux gagnants du concours d’écriture 2021 de la Fédération des Aveugles Alsace Lorraine Grand Est.
C’est avec beaucoup de plaisir que nous avons initié ce concours d’écriture, sur la bonne initiative de Messaline CRUGNOLA, CESF (Conseillère en Economie Sociale et Familiale) à l‘ESAT des Ateliers du Petit Prince à Strasbourg.
Pour cette grande première, ce n’est pas moins de 9 propositions qui ont été consciencieusement étudiées.
On applaudit bien fort les gagnants qui sont sur les marches du podium et on remercie chaque participant pour leur contribution !
Nous sommes d’autant plus fières de compter Cédric Wagner parmi les trois premiers finalistes car Cédric est usager de l’ESAT. C’est donc le représentant officiel de la Fédération en interne qui a largement mérité sa place dans le classement.
J’aime bien lire. Quand j’ai commencé à écrire, c’était plus une thérapie personnelle, mon exutoire. On n’a pas forcément au moment opportun les bonnes oreilles pour nous écouter. Au début, j’écrivais comme ça, des faits, des descriptions, puis à un moment j’ai décidé de rajouter des émotions : je me suis libéré ! C’est moi, ma personnalité. Il faut m’accepter tel que je suis ! J’ai écrit mon texte sur mon téléphone mais quelle galère pour la correction orthographique. C’était écrit trop petit pour moi. La prochaine fois, j’écrirai sur mon ordinateur.
Cédric Wagner, 3ème prix du concours
J’ai utilisé le ton de l’humour dans mes textes. On peut rire de tout mais seulement lorsqu’on l’a digéré. Ce que je décris, ça nous arrive tout le temps.
Je voulais vous remercier d’avoir lancer cette idée de concours. Ça demande du courage de se lancer.
Quand je voyais encore, j’aimais bien écrire des lettres manuscrites avec une belle écriture manuscrite. Maintenant, j’écris plus des “photos littéraires“. Comme je ne vois plus, je ne peux pas me représenter les êtres qui me sont chers alors j’écris après chaque rencontre ce qu’il s’est passé, de petits textes avec de petits détails que j’offrirai plus tard, en temps voulu, aux personnes concernées.
Marie Reine JUND, 2ème prix du concours
La grande gagnante de ce concours, Marie CALVO, n’a malheureusement pas pu être présente au moment de la remise des prix mais on la félicite pour la rédaction de son texte.
On vous partage ici les textes des trois gagnants. Merci à chacun de nous avoir autorisé à les publier.
Nage pas trop vite ou ce sera trop épuisant
Nage pas trop vite ou tu seras à contre-courant
À un certain âge le temps passe aussi vite que le vent
C’est le moment de confier aux gens ce que je ressens
Il est temps de faire le bilan
Je suis un homme qui fait sa crise de la trentaine
J’ai l’impression que ma vie est un mensonge
Je confie au monde mes pensées qui me rongent
Je suis une éponge
Les émotions positives ou négatives
Ces émotions négatives sont du poison acide qui me ronge.
Je suis sur mon radeau sur l’océan de la vie
Je navigue à contre-courant
Le gouvernail s’est brisé
Le mécanisme de la boussole c’est enrayé
La voile s’est déchirée
Que me reste-t-il pour avancer
Le vent souffle
L’orage gronde
Je suis pris dans une tempête
Je suis une coquille de noix perdue sur l’océan de la vie
Je suis sur l’océan Antarctique
Je vois que l’embarcation se dirige dangereusement vers les icebergs
Je nage pour avancer, pour quitter l’océan de glace
Mes membres deviennent gelés
La vie me rend froid avec un cœur de pierre
Je n’aime pas exposer mes soucis
Peut-être que je suis quelqu’un qui est trop fier
Je suis silencieux et ne fais que me taire
Quitte à me retrouver à terre,
À me ramasser à la petite cuillère
Mais ceci est mon caractère
Cette pierre ou cette glace se fissure
Quand les événements sont durs
La conséquence est que ces larmes
Se transforment en grêlon
Lors de mon énervement,
Et en neige lors d’une grande tristesse
Mais ces moments endurcissent
Il est temps de réparer tout cela à l’aide de boulons et de vis
Le monde et les gens
Feraient mieux de me laisser tranquille
Avant que je cède à tous mes caprices
Je finirai en justice
Car les personnes appelleront la police
Je suis aux jeux paralympiques du bonheur
Il est l’heure d’avoir de grandes ambitions
Pour les qualifications
C’est l’épreuve du triathlon
Je commence par la natation
Par un manque de concentration
Je nage le papillon
Pour quitter ma chrysalide
Et sortir mes ailes de papillon
Pour m’envoler
Pour quitter ma cage
Je dois me libérer des boulets
Auxquels je suis enchaîné
Pour cela, il est nécessaire de les identifier
Je souhaitais m’envoler vers la victoire
Avoir mon moment de gloire
J’entends au loin des hurlements
Ce sont ceux de mon entraîneur qui me dit
Que je m’épuise inutilement
En utilisant le mauvais mouvement
Au bout de quelque secondes je le comprends
Alors je change de mouvement
Pour ne pas me souffler rapidement
Je sens mon cœur et son battement
Je suis seul face à moi-même
Les concurrents sont loin devant
Je bouge mes jambes pour faire des battements
Si j’abandonne je suis un perdant
Alors je continue en souffrant
J’arrive vers le vélo
La vie tourne comme une roue
Parfois des situations sont comme un cercle vicieux
Je suis le circuit bleu
C’est le bon pour être heureux ?
Je le suis mais j’ai déjà les membres en feu
Cela est insurmontable
Je suis vraiment lamentable
Un vrai incapable
C’est la douleur que tu dois oublier pour être un Vainqueur
Le chemin se dessine devant moi
Je dois faire plusieurs fois le tour
Ceci est mon parcours
Mes adversaires ont de nombreux tours d’avance
Oh je n’ai pas de chance
C’est ce que je pense
Jean ton amitié me manque ainsi que ta présence
J’ai perdu mon guide
Je n’ai plus confiance
Ceci est une confidence
J’en ai besoin pour trouver le bon sens
Je suis atteint de mal voyance
Je ne fais pas preuve d’imprudence
Je m’oblige à continuer la course
Mais je dois me faire violence
Mon corps est en souffrance
Mais patience
Mes muscles brûlent comme un poulet qui cuit au four
Mon cerveau souhaite faire demi-tour
Je cours vers l’objectif
Il faut résumer positif et attentif pour connaître la gloire
Tout se bouscule dans ma tête
C’est le foutoir
Je n’arrive plus à me regarder dans le miroir
C’est bizarre : ok, il fait tout noir
Toutes ces idées je veux les jeter dans un tiroir
Les larmes coulent toutes seules
Personne me rend aucun mouchoir couleur ivoire
Mon souhait est de m’enfermer au fond d’une armoire
Dans un endroit isolé
Pourquoi pas dans un manoir
Au fin fond de la Côte d’Ivoire
Je serai un véritable festin pour un jaguar
Mon sang fera un bon nectar de poire
Avec ma peau on fera un foulard
Je m’écroule avant la ligne d’arrivée
À moi la disqualification
C’est l’élimination
Pour moi c’est l’indignation
Les juges ont rendu leur terrible condamnation :
Vous n’êtes qu’on pion et non un champion
C’est le moment d’arrêter de broyer du noir
Le monde est fait d’espoir
Pour mon avenir je me dois de le croire
Je veux un jour la victoire
Et être rempli de gloire
J’oublie la défaite car celle-ci me donne mal à la tête
Je remets mes baskets
Il est temps de reprendre goût à la vie
Sans boire d’eau de vie
Cela pourrait être une manie
Je ne dois pas céder à cette envie
C’est mieux de manger des spaghettis
Ou partir en vacances en Italie ou en Turquie
Mes baskets au pied,
Dans ma main j’ai mon café
Je prends ma vie en main
À moi de trouver le bon chemin.
Cédric WAGNER – 3ème prix
La perte de la vue engendre beaucoup de souffrances et de peurs. Elle s’impose à nous malgré notre refus, nos efforts et toutes nos luttes. Elle nous fait connaître des galères et nous met parfois dans des situations gênantes.
Ces quatre scènes montrent comment, à défaut de pouvoir changer la réalité (Les jolis escarpins), on peut tout de même tenter de sauver sa dignité (La devinette), voire de faire illusion (Le dîner dansant) et même de faire disparaître son handicap par la magie d’un jeu de rôle (Le restaurant)
« Faut-il pleurer, faut-il en rire » CHANTAIT Jean FERRAT
Puisque nous ne pouvons pas retenir la vue, gardons notre joie de vivre et rions de nos mésaventures !
LES JOLIS ESCARPINS
J’ai toujours été fascinée par les belles chaussures. Surtout celles des dames. Les talons hauts me font rêver !
Petite, déjà, j’éprouvais un bonheur infini lorsque j’avais le droit de porter les chaussures du dimanche.
En vernis noir, toutes brillantes, elles étaient fines et légères.
Une jolie bride barrant le coup de pied se terminait par une petite boucle dorée.
Parfois, à l’aide de mon index mouillé de salive je frottais minutieusement le dessus pour augmenter l’éclat de leur vernis. Portées avec des chaussettes blanches, elles étaient l’objet de ma fierté enfantine.
Puis mes pieds ont grandi. Un peu trop à mon goût.
Souvent les adorables chaussures exposées dans les devantures ne correspondaient pas à ma pointure.
Plus tard encore, le brouillard de plus en plus dense devant mes yeux finit par engloutir les jolis modèles des vitrines.
– « Ne t’en fais pas, Maman, dit ma grande fille, je t’accompagnerai et t’aiderai à choisir ! »
Ce qui fut fait. Elle eut le coup de foudre pour une paire d’élégants escarpins de couleur beige, rehaussés d’un petit talon et garnis d’un discret flot sur le devant. Bien qu’ils soient un peu serrés, je les adopte immédiatement. Je les aime trop pour les abandonner là ! Ils remplaceront mes anciens rouges.
Je me vois déjà les porter lors de ma prochaine visite à ma mère. J’imagine son admiration et je devine ses compliments…
Je serai flattée lorsque, sagement ASSISE en cercle avec ses copines de maison de retraite, elle exprimera tout haut son admiration pour mes belles chaussures.
En effet, j’éprouve beaucoup de plaisir à prendre place dans leur cercle. Je commence à fredonner une chanson traditionnelle et nous voilà toutes emportées dans la montagne sur les airs du VIEUX CHALET. Et là, toute concentrée sur les paroles du deuxième couplet, j’entends la voix aigüe et perçante de ma mère s’écriant : Mais, Marie, tu as deux chaussures différentes à tes pieds !
Le chant s’arrête net. Je jette instinctivement un regard sur mes pieds. Je ne vois rien. Le brouillard habituel. Je les touche. Je constate avec stupeur et une immense gêne que, hélas, j’ai marié mon escarpin tout neuf avec mon ancien tout rouge !
LA DEVINETTE
C’est jour de fête aujourd’hui dans mon village.
Une agitation inhabituelle règne dans ma rue depuis l’aube.
Des stands de toutes sortes ont poussé comme des champignons et proposent leurs vieilleries, de vrais trésors pour les uns ou des futilités absolument inintéressantes pour les autres.
Il fait beau, l’ambiance est détendue et gaie. Les exposants d’un jour s’interpellent entre eux, les fouineurs impatients essayent de marchander tandis que les visiteurs nonchalants avancent à pas lents dans un joyeux bavardage.
Au bras de mon mari, le cœur léger, je déambule au milieu de cette belle agitation. Je ne peux rien voir de tout ce bric-à-brac, qu’importe, je me réjouis à l’idée de rencontrer des amis ou de croiser des connaissances.
Alors que je m’abandonne à cet état de bien-être presque léthargique, une voix amicale et chaleureuse me sort de ma torpeur
« Hé ! Salut, vous deux ! »
La voix féminine qui se dirige vers moi se fait plus audible et enjouée.
« Devine qui je suis ? »
Je suis prise au piège. Je ne sais pas. Je panique. Je fais un effort surhumain pour trouver la réponse. Mes pauvres petits neurones n’arrivent pas à connecter cette voix à un prénom.
La voix devient plus insistante et s’exclame :
« Mais enfin, tu ne me reconnais pas ! »
Le fossé se creuse, l’autre s’amuse, rit de sa farce tandis que le trouble s’empare de moi. Impossible de sourire ! Je reste hébétée, figée par mon incapacité à trouver le nom correct.
Bien sûr, ce timbre de voix m’est familier. Je connais cette intonation, cet accent et même cette façon de rire. J’hésite entre Monique et Irène.
Si j’opte pour le premier et que je me trompe, je serai honteuse de mon erreur. Un autre problème se pose, les deux se connaissent. Donc je risque de vexer ma joyeuse interlocutrice en la confondant avec l’autre.
Que faire ? A l’aide ! Au secours ! Je choisis d’avouer mon échec. Mais pour garder ma dignité je dois vite trouver une excuse. Alors, je bredouille :
« Oh, tu sais, dans ce brouhaha, je n’arrive pas à distinguer ta voix. »
La prochaine fois je dirai : « J’aime bien les devinettes mais pas celles de ce genre-là ! »
LE DINER DANSANT
Les dernières notes de musique restent comme suspendues en l’air. L’orchestre vient d’interpréter une de ces belles valses viennoises qui me font tourner la tête et qui ont le pouvoir de me transporter dans un autre monde. Le silence retombe sur la piste de danse et peu à peu les couples se retirent pour retrouver leur table.
Je suis encore tout étourdie par cette belle harmonie que j’ai ressentie, cet accord parfait entre la musique, mon corps et mon esprit.
Bras dessus, bras dessous, mon mari et moi regagnons paisiblement nos places parmi nos amis.
Je m’apprête à m’asseoir quand Jeannine ma voisine de table, me souffle à l’oreille : « Je vais aux toilettes. Veux-tu que je t’emmène ? » La proposition tombe à pic. J’accepte immédiatement sa gentille invitation.
Elle me tend son bras et nous voilà parties pour la petite pause intime. Devant la porte qu’elle vient de m’indiquer, je clame avec une assurance empruntée : « Ne t’en fais pas, je me débrouille. »
Je ferme la porte et pousse le verrou. J’entreprends l’inspection du lieu. D’un revers de la main je repère le poussoir de la chasse d’eau, le distributeur de papier et enfin le contour de la cuvette. Parfait ! Je maîtrise la situation ! Je me mets en position, perchée sur mes talons hauts et avec le souci de ne pas froisser ma jolie robe ni m’asseoir sur la lunette. Enfin je peux me soulager.
Un léger bruit attire mon attention. On dirait un ruissellement.
-Pas de chance, me dis-je, je suis encore tombée sur la mauvaise cabine avec une chasse d’eau défectueuse ! Soudain une autre idée vient à mon esprit. Avec stupeur je découvre la réalité : le couvercle était rabattu !
En un clin d’œil je me transforme en fée du logis des plus efficaces et des plus rapides malgré les pauvres moyens qui sont à ma disposition. De dehors me parvient la voix de Jeannine un peu inquiète. – T’en fais pas, lui dis-je, tout va bien !
LE RESTAURANT
Voilà un bon moment que je mâche ! Je n’arrête pas de mastiquer. Je fais passer ce morceau de viande de droite à gauche et de gauche à droite avec l’espoir qu’il va finir par descendre. Mais non, il fait de la résistance dans ma bouche ! À croire qu’il se prend pour un MALABAR ! Moi aussi je résiste. Je persiste dans mon œuvre de broyage. Mes chères molaires, aidez-moi !
À présent, toute mon attention se porte sur ce combat. Je ne peux plus suivre la conversation de notre tablée. De toute manière je ne peux plus prendre la parole : ma bouche est occupée, remplie par cette pénible boule molle qui, pour me désespérer davantage encore, perd peu à peu toute saveur et humidité.
J’aurais dû accepter la gentille proposition de mon mari qui voulait me couper la viande.
-« Non, merci, ça ira ! » avais-je protesté. Le magret de canard ne me pose pas de problème, les tranches sont si fines.
À cet instant précis, ma petite fierté me fait nier mes incapacités. Je n’ai pas envie de dévoiler ma dépendance. Je veux garder ma dignité devant nos amis. Je veux me montrer à la hauteur, surtout ce soir dans ce beau restaurant.
Mais la réalité me rattrape.
Voilà que je me retrouve avec ce morceau de magret beaucoup trop grand dans ma bouche, un morceau mal coupé, mal évalué et de surcroît bordé d’une épaisseur de gras.
À la maison, chez moi, aucun problème, je m’en débarrasserais sur le champ. Mais ici, comment faire ?
Les serviettes sont si belles, si blanches ! Leur coton apprêté ne mérite pas l’affront de mon crachat !
Je pourrais trouver un prétexte pour me baisser et disparaître un instant sous la grande nappe de table. Mais la manœuvre me paraît trop compliquée et pas assez discrète.
Il me vient alors l’idée salvatrice d’un rhume aigu.
Lentement, je fouille dans mon sac à main et en retire un mouchoir. J’entreprends alors la délicate et périlleuse opération : feignant de me moucher, je me soulage du fardeau.
Opération réussie ! Le dîner peut se poursuivre.
Marie Reine JUND – 2ème prix
29 juin. La cloche a sonné. Maman ferme ma valise. Juste avant, j’y glisse discrètement mon doudou. Je sais j’ai passé l’âge mais, Papito et Mamita, eux ne me jugent pas.
18 mois déjà que je n’ai plus remis les pieds chez mes grands-parents. Oui, bien sûr on était réunis à l’enterrement de mon Papa, leur fils unique, mais ça ne compte pas vraiment car à cause de la pandémie je n’avais pas le droit de les embrasser. Et les voir par écrans interposés ça ne compte pas non plus car là aussi les câlins sont impossibles.
2 mois entiers avec eux. Ça, ça compte vraiment ! Tout un été ! Le pa-ra-dis ! La li-ber-té ! Je suis tout de même un peu triste de laisser Maman seule, mais elle me rassure en me disant qu’elle sera très occupée et qu’elle ne verra pas le temps passer. Elle travaillera beaucoup, s’occupera de la maison, prendra soin d’elle, mettra de l’ordre dans cette nouvelle vie sans l’homme de sa vie justement.
20 heures. Nous arrivons devant la maison jaune aux volets bleus de Papito et Mamita. Alors oui bien sûr les couleurs ne sont plus aussi vives qu’avant, les haies ne sont plus vraiment taillées, mais il y a des fleurs partout, encore plus que dans mes souvenirs. Maman dit qu’avec le confinement la nature a pris ses aises ici aussi.
Je me rends très vite compte qu’ici la notion de temps est très différente. Rien à voir avec la ville, avec Maman. Papito et Mamita prennent leur temps. Ils mangent quand ils ont faim, se lèvent avec le soleil, font la sieste (les siestes devrais-je dire !) quand ils en ressentent le besoin, s’intéressent davantage à la nature qu’aux aiguilles de l’horloge de la cuisine qui n’a d’ailleurs plus de pile. Mais elle est jolie avec ses cuillères et fourchettes à la place des chiffres et elle décore bien le mur.
Le soleil est déjà bien levé, lui, quand j’ouvre un œil. Je saute du lit, dévale les escaliers et fais irruption dans la cuisine où Mamita boit tranquillement son café au lait dans lequel elle trempe des gâteaux secs. L’espace d’un instant elle semble surprise de me voir puis soudain tellement heureuse. Elle me sert fort fort fort et me fait des milliers de bisous. Là, c’est moi qui suis surpris. Maman m’avait expliqué et répété des millions de fois que je devais respecter les ges-tes bar-rières ! J’avais promis mais honnêtement je ne comprenais pas : j’avais été testé (aïe ! beurk !), Papito et Mamita étaient vaccinés… Bon, j’avais promis, mais visiblement pas Mamita. Et je n’allais pas m’en plaindre. Ses câlins et ses bisous sentaient le sucre. C’était tellement bon. Ça m’avait tellement manqué. Et apparemment à ma grand-mère aussi.
Papito arrive à son tour alors que je suis attablé à la cuisine en train de tremper mes churros dans mon lait au cacao. Il n’y a qu’ici que mes petits déjeuners ressemblent à ça ! Il observe mon sourire chocolaté, observe le magnifique sourire de Mamita qui m’observe et j’observe à mon tour Papito et son franc et large sourire qui se dessine sur un visage ridé et brûlé par le temps, la vie, les larmes et le soleil.
Le bonheur d’être ensemble tout simplement.
Avec Mamita je fais et j’apprends des tonnes de choses. Ici, pas besoin de cahier de vacances ! Je fais des maths tout en préparant de délicieux goûters. Je sais maintenant que le quatre-quarts s’appelle ainsi parce qu’on y met la même quantité de quatre ingrédients : des œufs, du sucre, du beurre et de la farine. Mais les nôtres sont meilleurs car on y met aussi du chocolat, de la noix de coco ou bien des amandes. On fait donc des cinq-quarts en réalité et ils sont dé-li-cieux ! Ensemble, nous faisons aussi des tartes aux noix, aux pommes ou bien aux myrtilles. Des tartelettes à la confiture aux fraises, à l’abricot ou bien à la pâte à tartiner en forme d’étoile, de marguerite ou bien de cœur. Et elle ne me gronde pas quand je mets de la farine partout. Elle me fait confiance et sait que je l’aiderai à nettoyer.
Mamita me confie la mission d’éplucher les pommes de terre et de couper les poivrons verts, jaunes et rouges en petits cubes pour nous faire de moelleuses et délicieuses tortillas. Et elle ne me gronde pas quand j’utilise le couteau. Elle me fait confiance et sait que je suis prudent.
Mamita me montre comment faire briller la maison, faire un joli lit, dresser une belle table, tout bien ranger, faire de beaux bouquets de fleurs et les placer un peu partout. Et elle ne me gronde pas quand je casse quelque chose. Elle me fait confiance et sait que je n’ai pas fait exprès.
Avec Papito je fais et j’apprends aussi des tonnes de choses. Ensemble, nous nous occupons du jardin et du potager. Je suis capable maintenant de reconnaître les différents plans de légumes, de savoir quand arroser et même quelles herbes arracher.
Papito m’emmène à la pêche. Je suis capable maintenant de préparer tout le matériel, de reconnaître les différents poissons et même de les griller.
Papito m’accompagne à la boulangerie et au marché. Je suis capable maintenant de bien choisir, de ne rien oublier et même de payer.
Le bonheur de transmettre. Le bonheur d’apprendre.
Tous les trois ensemble on visite des musées et je découvre tellement de belles choses. Ça faisait longtemps qu’on ne pouvait pas aller dans les musées.
Tous les trois ensemble on va à la mer et j’apprends à nager sans brassards. Ça faisait longtemps que les piscines étaient fermées.
Tous les trois ensemble on s’évade grâce aux films qu’on va voir le soir au cinéma après avoir dîné dans des restaurants indiens, vietnamiens, bretons ou alsaciens. Ça faisait longtemps qu’on ne voyageait plus.
Le bonheur de profiter de chaque instant. Le bonheur de profiter de la vie.
Papito et Mamita logent dans la cabane au fond du jardin une jeune femme… aussi belle que surprenante. Elle s’appelle Esmeralda. Nombreux sont ceux qui pensent que ce n’est pas son vrai prénom. Moi je trouve que ça lui va bien car elle est encore plus belle que celle de Quasimodo. Ses cheveux sont noirs, très foncés. Et ses yeux verts, très clairs. Elle se plait à dire qu’ils sont couleur vert émeraude. Elle m’a d’ailleurs dit qu’esmeralda voulait dire émeraude en espagnol. La preuve qu’elle porte bien son prénom, pas vrai ?
Esmeralda dit qu’elle est psychologue ou psy quelque chose, je ne suis plus très sûr du mot. Elle m’a expliqué qu’elle sait beaucoup de choses sur beaucoup de gens et tout ça grâce aux articles qu’ils déposent sur le tapis de sa caisse à la supérette du coin. Elle reconnaît la bobo écolo qui mange bio et qui vit seule ; la mère de famille nombreuse qui a du mal à finir le mois et qui choisit en priorité les promos en tête de gondole ; l’étudiant vivant dans un monde virtuel et ne mangeant que des plats cuisinés qu’il réchauffe au micro-ondes… Mais elle est tenue au secret professionnel. C’est justement parce qu’elle est psy et qu’elle garde les secrets de toutes les personnes, sans les juger, que je peux lui parler de tout ce qui me tracasse.
Depuis la pandémie, ma vie a beaucoup changé et ce n’est pas aussi drôle que quand j’étais tout petit. Au début, c’était plutôt chouette : Papa, Maman et moi étions toujours ensemble à la maison. Avant cela, je ne les voyais pas souvent car ils travaillaient beaucoup. Alors après l’école, c’était souvent Tata qui m’aidait à faire mes devoirs et qui m’emmenait aux activités. Et puis très vite, ce n’était plus chouette du tout. Je ne devais pas faire de bruit car il y avait beaucoup de visio-conférences, de rendez-vous virtuels, de réunions zoom. Et puis l’école, la maîtresse et mes camarades me manquaient. Mes activités aussi. Ce n’est pas pareil quand on est enfermé à la maison. Esmeralda comprend tout cela et à son tour elle me parle de comment elle a vécu les mois qui viennent de passer. Elle m’a expliqué que d’abord c’était une héroïne, les gens la remerciaient et l’applaudissaient même. Puis ensuite, les gens l’ont à nouveau regardé de haut. Et cela la rendait triste. Je lui ai dit qu’il suffisait qu’elle soit debout derrière sa caisse pour que les gens ne la regardent plus de haut. Elle a beaucoup rit et n’était plus triste du tout. J’aime le rire d’Esmeralda.
Je peux parler de tout avec Esmeralda. Elle sait que mon Papa est mort subitement. Elle comprend ma tristesse, la colère de ma Maman et la perte de repères de Papito et surtout de Mamita. Comme elle, je me rends compte que mes grands-parents font et disent de plus en plus de choses bizarres. Ils oublient beaucoup… Comme elle, je les aide et je cache aussi un peu leurs oublis. Même à Maman, car si elle savait, cela mettrait fin à mes vacances chez mes grands-parents.
Esmeralda me dit que cela a été dur pour eux d’être coupés du monde pendant la pandémie, de ne plus me voir, puis de perdre Papa… Esmeralda me remercie d’être là et de leur redonner la joie de vivre. Je la remercie aussi car elle s’est beaucoup occupée d’eux quand nous étions confinés. Elle éclate à nouveau de rire et me dit que c’est normal. Elle m’explique alors la signification, les vertus et propriétés de l’émeraude. Symbole de sagesse, de protection et de félicité. Comme le minéral dont elle porte le nom, elle apporte paix, calme et harmonie. Elle stimule la mémoire, favorise la compréhension de l’autre, calme les émotions et facilite les rapports familiaux. J’avoue que je ne comprends pas tout. Mais elle a sûrement raison Esmeralda. Elle est psy après tout, pas vrai ?
Le bonheur d’être écouté tout simplement.
La nuit, je fais souvent de mauvais rêves. Parfois, ces rêves sont bien mais le plus souvent depuis la pandémie, ils sont vraiment mauvais.
Heureusement mon doudou me rassure. Je sais, j’ai passé l’âge et c’est pour cela que souvent je le cache, sous mon oreiller par exemple.
Cette nuit, j’ai vraiment vraiment vraiment mal dormi, j’ai beaucoup transpiré, j’ai eu très soif. Ai-je attrapé le vi-rus ?!
Maman se demande si j’ai de la température. Me dit de me calmer. Sourit lorsqu’elle m’entend parler de virus. Elle est persuadée que tous ces films de science-fiction que Papa adore depuis l’adolescence me perturbent.
« Mais enfin mon chéri, de quel virus parles-tu ? Crois-tu vraiment que l’on puisse, comme ça, confiner des pays entiers dans la réalité ? Comment veux-tu que l’on nous interdise d’aller au cinéma, au restaurant ou encore à la piscine ? Enfin, un peu de sérieux Noé! ».
Le bonheur de sortir d’un cauchemar. Tout simplement.
Marie CALVO – 1er prix
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